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Bébés en Inde III - Bébés cosmiques

Blog de : daviddubois

Le tantrisme, c'est le mouvement religieux qui a donné naissance au paysage religieux de l'Inde classique, à partir du IVème siècle. S'affirmant dans toutes les grandes religions alors présentes (shivaïsme et bouddhisme principalement), il repose sur plusieurs idées nouvelles : on peut parvenir à la délivrance du cycle des renaissances par un rituel d'initiation. On peut à la fois jouir des plaisirs de ce monde et être délivré de toute renaissance future. Après la mort, on renaît alors dans un monde divin qui, contrairement à ce qui se passe chez les humains ou même dans les paradis ordinaires des dieux, ne débouche pas sur une nouvelle transmigration, mais sur un bonheur éternel et inimaginable.

Un courant en particulier va développer ces idées : le kaula. Selon cette tradition shivaïte (révélée par Shiva donc), le corps est l'univers en modèle réduit, de même que l'univers est le grand corps du Shiva. Toute l'attention se focalise donc sur le corps, qui apparaît comme le sanctuaire sacré par excellence. D'où l'abandon des rituels, des pèlerinages extérieurs, de l'ascèse (privations pour acquérir un pouvoir surnaturel), de l'opposition entre pur et impur (dans le brahmanisme, est considéré comme impur tout ce qui vient du corps). Autrement dit, la sexualité, et donc la reproduction, deviennent des manifestations d'une activité divine. Celui qui ignore cela vit dans les dilemmes, perclus de doutes et de remords, alors que le kaula enseigne à reconnaître dans le corps une manifestation du divin, suggèrant par là une manière possible de le célébrer.

C'est donc tout naturellement que le kaula considère la conception d'un enfant comme un acte sacré. Si les parents sont des adeptes du kaula, identifiés à Shiva et à la déesse, leur enfant aura toutes les chances d'être exceptionnel par son intelligence et son amour des choses divines. Abhinavagupta, le grand maître du shivaïsme du Cachemire (c. 1000) était considéré comme un "fils de la yoginî", car sa mère était une grande adepte du yoga kaula. Ses dévots expliquaient de cette manière son intelligence extraordinaire et sa dévotion naturelle envers les enseignements kaula qui privilégient le corps, au-delà de tout puritanisme.

Selon le kaula, l'union sexuelle est le rituel primordial à la base de tous les autres. Ceci veut simplement dire que tout est engendré à chaque instant par l'union de Shiva et de la déesse. Le couple qui s'unit ne fait que refléter cette union de la conscience et des choses. De plus, la conscience, toujours divine, est félicité et bien-être. Tout ce qui procure du plaisir est donc une voie potentielle vers la reconnaissance du divin.

En vérité, cette union du dieu et de la déesse se produit à chaque instant, à l'occasion de chaque nouvelle expérience. Quand je vois un arbre, par exemple, l'arbre est Shiva, et la perception qui le fait vivre est la déesse. Ainsi, chacun de nous est l'être divin, infini, qui choisi librement de s'incarner dans un corps pour s'explorer les innombrables aspects de son corps infini.

Avoir un bébé est donc une autre manière de vivre cette gestation de l'univers infini en soi. Et la tradition kaula affirme que c'est le privilège de la femme. L'homme est certes doué de conscience. A ce titre, il possède le pouvoir créateur de Shiva. Mais seule la femme peut créer un autre être humain. L'homme, en revanche, peut se consoler par l'art ou la philosophie. Un traité tardif du shivaïsme du Cachemire est tout entier consacré à ces questions. Cette Enquête sur la naissance et la mort (Janmamaranavicâra) est une compilation de citations de tantras qui confirme la vision sacrée de la gestation. Chaque étape est une étape de l'œuvre divine, cosmique. L'alchimie du couple éternel se poursuit durant toute la vie et s'achève avec la mort, retour de l'individu en sa source intemporelle, avant de nouvelles vagues d'individualités. Cette perspective grandiose nous réconcilie avec la mort en reconnaissant le sacré dans la vie, et ceci dès la conception de l'enfant.

Le tantrisme bouddhique, inspiré par le tantrisme de Shiva, reprend toutes ces intuitions. Ainsi le tantra le plus tardif, celui de la Roue du temps (Kâlacakra), compare les étapes de la gestation de l'embryon aux différentes incarnations du dieu Vishnou et aux différentes phases des cycles cosmiques. Grâce au yoga, il devient possible de reconnaître peu à peu la nature divine de la "roue du temps", temps de la gestation, de la naissance et de la mort. Le samsâra lui-même devient nirvâna. Chaque respiration est un enfantement et une mort, un cycle complet.

Dans la tradition la plus achevée du bouddhisme, la Grande complétude (dzogchen), il n'est même plus besoin de pratiquer un yoga complexe pour cultiver cette intuition : les différents aspects de la vie sont depuis toujours les manifestations parfaites de notre vraie nature, comme en témoigne les deux extraits suivants.

Le Tantra Qui Réduit les Discours en Poussière ("Drathelgyour") dit :
 
"De plus, si l'on considère la condition, (humaine, l'on s'apercevra) qu'il n'y a pas un seul être ordinaire qui ne soit déjà un Bouddha.
Parce que leur nature est celle de la connaissance originelle qui surgit spontanément, le samsâra n'a jamais été une entité avérée.
Par conséquent, chaque (être ordinaire) est naturellement un Bouddha.
 
Quand on prend conscience de ce que signifie réellement "naître" (d'une femme, on réalise que) demeurer dans le ventre (de la femme), c'est la Sphère de la Réalité.
La conjonction d'un corps et d'un esprit, c'est la conjonction entre la Sphère (de la Réalité) et la (pure) conscience. Etre dans un corps, c'est être les Trois Corps (d'un Bouddha).
Le vieillissement, c'est l'effondrement des phénomènes (illusoires suscités par les actes passés) et la fin des apparences nées de l'égarement.
La maladie, c'est l'expérience directe de la vraie nature des phénomènes.
Et la mort, c'est la vacuité indéfinissable.
 
Par conséquent, les êtres ordinaires sont des Bouddhas."
 
De même, on lit dans le Tantra de la Guirlande de Perles :
 
"Il n'y a pas libération grâce aux efforts.
Bien plutôt, on est éternellement libéré.
 
Parce qu'ils sont l'union de la Sagesse et de la Méthode, les causes (de notre existence ordinaire) - notre mère et notre père - sont purs.
L'impulsion en forme de désir (qui débouche sur la naissance) est la connaissance d'un Bouddha, consciente d'elle-même est parfaitement bienheureuse.
L'ovule et le sperme, causés par les Cinq Eléments, sont le surgissement des apparences dans l'espace de la vacuité.
La bienheureuse union d'un couple est la Sagesse intellectuelle (prajnâ) qui nait de la Méthode.
L'entrée (de l'esprit transmigrant) dans l'embryon, c'est, depuis le Fond (commun à tous les phénomènes), la venue au plein jour de la conscience de soi.
Les sept premières semaines sont l'épanouissement de la Réalisation.
En dix mois, les (dix) Terres (qui mènent au plein Eveil) sont traversées.
La naissance est le Corps d'Emanation (tülkou).
La croissance corporelle est le Champs pur du Fond.
L'existence corporelle est le Fond.
La vieillesse est la disparition de l'égarement.
La maladie est la Réalisation en toute certitude.
La mort est la délivrance au sein de la vacuité des phénomènes.
 
De sorte que, sans efforts et éternellement, dans leur incarnation, les êtres ordinaires sont des Bouddhas."

 

Comme dit Abhinavagupta, il suffit de reconnaître chaque instant comme la naissance de l'univers en nous. Mieux encore, chaque pensée, chaque émotion, chaque perception le jeu dans lequel l'absolu, quelque soit le nom qu'on lui donne, joue à s'engendrer lui-même. Comme un enfant contemple une fresque extraordinaire, apprenons à goûter chaque couleur, chaque son comme la gestation, la naissance et la mort des enfants du couple divin.