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La foi de douter

Blog de : daviddubois


Je lis en ce moment une prose particulièrement savoureuse. L'auteur en est Stephen Batchelor, un temps moine bouddhiste dans la tradition tibétaine puis dans celle du zen coréen. Il raconte sa découverte du bouddhisme, son engagement monastique puis ses doutes.


On peut le voir dans ce documentaire tourné principalement près de Bordeaux, où il réside avec sa femme Martine, enseignante de méditation elle aussi :

voir le film (sous-titré en anglais)

Le doute.
"Grand doute, grand éveil. Pas de doute, pas d'éveil", dit-on.
Pourtant, toutes les traditions mettent en garde contre ce grand démon. Abhinavagupta lui-même affirme que le doute (en sanskrit : vikalpa) est le fer dont sont fait les barreaux de notre prison de malheur.
Mais Abhinavagupta explique ce doute comme une construction mentale nourrie de peur (skt : shankâ), d'hésitation, de scrupule même. En fait, il veut parler des coutumes brahmaniques, avec leurs innombrables interdits et menaces d'Enfer. Plus profondément, le vikalpa est l'acte de conscience par lequel nous séparons, nous opposons deux aspects du réel, oubliant que nous les avons suscités nous-mêmes, un peu comme un enfant qui a peur du gendarme pour le voleur qu'il croit être, oubliant qu'il a lui-même engendré ce couple d'ennemis.
Cependant, l'originalité d'Abhinavagupta n'est pas encore dans cette dénonciation de la pression sociale et de son intériorisation par le sujet. Le di-lemme (autre traduction de vi-kalpa) constitue certes une cause de souffrance, de névrose au sens propre : je suis incapable de me décider entre deux parties de moi-même, tout comme Stephen Batchelor fut pendant plusieurs années dans l'incapacité de choisir entre une carrière de moine dans la "Tradition" et une exploration personnelle et assumée comme telle du mystère de l'existence.
Mais qui dit opposition entre deux possibilités (moine ou laïc, par exemple) dit aussi entre-deux. Abhinavagupta revient très souvent sur cet intervalle (skt : madhya) en lequel il reconnaît l'essence même de toute existence, le pur émerveillement qu'est pour lui la conscience. Le mystère dont parle le maître cachemirien n'est pas une substance ou un Soi inerte, mais un acte qui s'éprouve comme étonnement devant le miracle de l'exister, du ressentir. Cette expérience, terre-à-terre et tout ce qu'il y a de plus concret, n'est pas un anéantissement des choses, des couleurs et des textures, mais plutôt un éclaircissement qui est paradoxalement un mystère (mahâ-a-guhya). Comme si on enlevait un voile, sans que l'on puisse dire ce que l'on voit alors. Mais sans qu'on puisse se résoudre à le taire non plus... A ce titre, on peut qualifier cette expérience de "mystique" au sens où l'entendait Bergson, c'est-à-dire dépouillé de toute référence à l'occulte (lévitation, stigmates, etc.). C'est le miracle inattendu, le plus miraculeux de tous : sacré et banal, sacré (et intimidant) parce que banal. Rien ne change, tout change. La question, poussée à son intensité la plus nue, devient réponse, mais réponse sans clôture nécessaire (ce qui paraît encore plus incroyable !).

C'est le premier intérêt du livre de Stephen Batchelor : rappeler la puissance du "je ne sais pas", la fraîcheur de l'ouverture, d'une vie sans conclusion définitive.
On pourrait peut-être lui demander pourquoi il ne fait pas le rapprochement avec l'expérience mystique (par exemple M. Guyon).
Je lisais, juste avant, le Carnet de pélerinagede Ramdas. Sa naïveté, son abandon total (enfantin, pas infantile) à la Providence divine, n'est-ce pas cette même expérience de prise de conscience du mystère bouleversant de l'existence ?Je pense en effet que l'athéisme ou "agnosticisme profond", comme dit Batchelor, rejoint la mystique du rien-vouloir, de l'abandon et du lâcher-prise. Batchelor répondrait peut-être que si les expériences convergent, leur contexte politique diverge radicalement : société théocratique fermée contre société démocratique ouverte. Bien sûr, je ne conteste pas ce point. Je l'ai, comme lui sans doute, constaté en Inde et ailleurs. Cependant, il y a déjà eu des rapprochements. Par exemple : il y a eu, parmi les amis de Madame Guyon, des progressistes (Ramsay); inversement, le bouddhisme s'est rapproché au plus près d'une mystique du rien-vouloir (dans le dzogchen, par exemple). A tout prendre, il est vrai, je préfère, comme Batchelor, une société laïque et je suis tout à fait d'accord pour m'émerveiller devant l'univers de la science (qui n'est pas fait que d'abstractions). Mais on sent Batchelor quelque peu frileux du côté émotionnel, comme si son tempérament "protestant" lui interdisait quelque peu de s'abandonner à l'Autre dans ses formes culturelles les plus grotesques, les plus sensuelles aussi (par exemple, les rites et symboles baroques du tantrisme). Il me semble qu'il manque là peut-être une sorte de crédulité poétique. Mais c'est peut-être aussi cela qui donne à la prose de Batchelor sa saveur si élégante, quand la retenue devient le signe d'une émotion, justement.
Mais n'y a t-il pas un entre-deux là-aussi, un espace au-delà ou en-deçà de ces oppositions ?

Le second point qui fait du livre de Batchelor une lecture qui vaut le détour, c'est l'accent mis sur l'approche personnelle, existentielle. Il n'a pas peur de dire "je", ni de s'intéresser au Bouddha d'une manière personnelle, convoquant à la fois les textes (le canon pâli, un véritable océan), son expérience (un voyage en 2003), l'archéologie, et surtout un esprit d'investigation flottant. ce dernier élément pourrait sembler péjoratif. Il est l'essentiel. Grâce à cet "esprit de débutant", le lecteur se sent libre, prêt à accompagner Batchelor dans des aventures improbables.

Batchelor avait déjà publié en français Le bouddhisme libéré des croyances