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Comment penser le chemin qu’ouvre la méditation ?

Blog de : fabrice

Enseignement donné à Paris, rue Aubriot, le mardi 8 juin 2010

Ce soir est notre dernier rendez-vous hebdomadaire. La prochaine occasion de nous revoir avant la fin de l’année scolaire sera le week-end avec Hadrien France-Lanord, les 18 et 19 juin. J’ai pensé qu’il pourrait être utile de revenir sur le travail que nous avons accompli cette l’année. Mais avant de prendre la parole, peut-être voudriez-vous dire ce que vous avez appris cette année ? Ce qui vous a marqué ?

Etudiante : J’ai été frappée par la manière dont tu as insisté sur le fait que les photographes — tels Willy Ronis, Lisette Model ou Diane Arbus — , même s’ils ne méditent pas nécessairement, essaient de trouver la fraîcheur du moment à travers leur travail. Je me dis qu’il faut travailler, c’est bien de travailler, c’est ce qu’ils nous montrent.

Fabrice : Oui. La méditation n’est pas une pratique religieuse mais déploie et libère la vérité de notre être et de ce qui est. Il est donc évident que d’autres personnes, qu’elles soient engagées dans une tradition réelle ou dans un travail véritable, touchent à la même dimension. La méditation ne donne aucun privilège, ne vous fait pas appartenir à un club élitiste où l’on se sentirait supérieur parce qu’on serait dans une « voie spirituelle », mais permet simplement de toucher à une ouverture qui renverse les habitudes et les polarités convenues. Autrement dit, la méditation n’a de sens que si elle nous rend plus amplement humain, comme peut le faire une photographie de Diane Arbus. Nous avons tendance, et moi le premier, à édulcorer le sens de la méditation. Se mettre au contact d’une photographie de Diane Arbus c’est nous rappeler la provocation qu’est toute vérité. La méditation n’a de sens que dans cet horizon. Elle doit trancher (prajña) au travers de ce qui entrave la grande liberté naturelle, l’ouvert de l’espace primordial. Elle n’est pas un outil de développement personnel visant à nous sécuriser ; elle est d’une radicalité profonde. Elle est la radicalité même. Claudel dénonçait la religion sans religion qui est, disait-il, « quelque chose comme le vin sans alcool, le café sans caféine et le topinambour qui est le parent pauvre de la pomme de terre. » La méditation est aujourd’hui de cet ordre. Sans portée. A l’inverse, la méditation est en notre temps, l’une des dernières voies permettant de comprendre la vérité de l’art, partout mise à mal — les œuvres devenant des produits interchangeables dans le marché qu’est le non-monde où nous vivons.

Etudiant : J’ai retrouvé un sens authentique, à travers la méditation et ton enseignement. Revenir à une posture, à soi-même, en rapport avec le monde. Etre là pour quelque chose.

Fabrice : La pratique de la méditation nous met en rapport avec une forme d’ouverture qui a à voir avec l’authenticité. La raison en est que dans la méditation nous découvrons qu’il y a deux ordres distincts : l’ordre du moi, moi-même et encore moi, et l’ordre de la vérité de notre être. C’est une immense découverte. La méditation nous montre que l’inquiétude constante que nous avons à propos de moi, moi-même et encore moi, n’est pas nécessaire, n’est pas si vraie, et nous fige en un plan tout à fait superficiel. Notre être véritable est ouvert et même vide d’identité fixe. Quel soulagement !

Etudiante : J’ai appris pour la première fois de ma vie l’engagement. L’engagement dans un chemin. Et peut-être que je suis en train de vous faire confiance !

Fabrice : J’ai vécu cette expérience aussi. Quelqu’un vous parle et d’un coup le monde devient plus vivant. C’est le sens même de la transmission. Ce qui vous touche par dessus tout, c’est cette filiation. Un chemin peut s’ouvrir.

(...)

Merci de vos réponses qui témoignent de ce chemin que nous avons tenté pour comprendre le sens de méditation et d’en entendre les résonnances. Nous avons d’abord commencé par « Se tenir droit, s’appuyer sur la terre, toucher le ciel ». Par delà l’égarement habituel, nous avons la possibilité d’être — ce qui implique d’être en rapport à ces trois mises en rapport : la droiture, le refuge et le Grand Ouvert.

Le dessein d’un tel engagement est de toucher L’étrange dimension de la non pensée qui seule peut nous libérer des « menottes forgées par l’esprit » qu’évoque William Blake — ces concepts qui sont comme des mantras que nous répétons pour mieux fuir la vivacité et la singularité de la réalité. Cette dimension reconnue, la méditation touche à l’immense le plus ample, et nous permet de retrouver la dimension de notre être qui n’est pas lié aux circonstances, et fait, de cet élan, tout basculer. Tel est le sens, de l’aspiration du poète Yeats : « Nulle vanité, je recherche le visage qui fut le mien avant qu’il n’y ait le monde ». Cette phrase a donné le ton à tout notre travail. Dans l’écoute de la poésie, la méditation trouve un sens ample et parlant. Premier. Keats souligne que cette ouverture ne prend son sens que pour autant que nous reconnaissions ce qu’il nomme : « la capacité négative » : « celle de demeurer au sein des incertitudes, des Mystères, des doutes, sans s’acharner à chercher le fait et la raison. »

Le sens du chemin n’est pas de trouver un état extatique de félicité, mais de soutenir l’incertain. C’est en essayant de creuser la radicalité de cette remarque, que j’ai fini, au cours de l’année par intituler un des enseignements : Comment la méditation nous fait passer de la sérénité à l’angoisse. En effet, nous vivons dans un confort un peu faux, un monde « disneylandisé », « macdonaldifié », nous empêchant d’entrer en rapport avec quoi que ce soit de réel. La méditation, en nous confrontant à ce qui est, nous fait aussi toucher une forme d’angoisse. En ce sens, elle a un rôle politique crucial. Elle refuse la fausseté du non-monde que l’on nous impose. Tant que nous avons peur de l’angoisse, nous ne pouvons rien faire, nous ne pouvons pas vivre. Les êtres humains prennent leur peur pour la vérité, et leur réflexion, loin d’être le risque d’un geste aimant, d’une curiosité vivante, ne fait que témoigner de leur peur de l’angoisse. Une volonté de tout restreindre à leurs petites mesures. Sans le saut dans l’immensité de non-moi, nos mesures sont nécessairement minables.

La méditation nous apprend donc à ne plus être terrorisé par l’incertitude mais au contraire à habiter en son cœur, pleinement confiant. Solidement ancré, pleinement ouvert, réellement droit et décent. Chaque fois nous avons à en faire à neuf l’épreuve. Retrouvant ainsi l’ampleur de la présence, la radicalité de l’espace primordial. Et tel est, je pense, le chemin : non pas emmagasiner des connaissances qui nous mettent à l’abri mais regagner l’immense, le visage d’avant notre naissance.

Dans ce cheminement, chaque mardi, nous avons buté sur une série de mécompréhensions. Chaque thème, chaque regard sur la méditation nous a fait découvrir que nous comprenions d’avance son sens en fonction de présupposés qui en défigure le sens. Nous croyons être dans la tradition bouddhiste et faute de faire un véritable travail sur le langage, nous restons prisonniers de schémas qui n’ont rien à voir avec cette tradition. J’ai bien peur que la tradition bouddhique toute entière, ne soit le plus souvent qu’une caricature d’elle-même faute d’un rapport assez pensé à notre langue, à notre temps, à ce qui fait époque pour les hommes et les femmes d’aujourd’hui.

Voici cinq points, que nous avons abordés cette année, et qui posent vraiment problème dans leur compréhension:

  • La méditation viserait à nous rendre plus ouvert. Mais cette ouverture, nous l’entendons comme un effort que nous aurions à faire. Une façon de répondre à l’injonction : « sois ouvert ; ne sois pas fermé ». Ce qui reviendrait à être dans une sorte de psychologie morale. L’ouverture dont témoigne la méditation est tout à fait sur un autre plan. Elle n’a rien à voir avec une psychologie. Elle nous met en rapport avec une ouverture qui existe primordialement. Ce n’est pas vous qui vous ouvrez, c’est l’ouverture première qui n’est plus obstruée. Pourquoi pensons-nous l’ouverture, spontanément, d’un point de vue psychologique ? Comment la penser plus décisivement ?
  • On trouve un peu partout la présentation de la méditation comme le fait d’être présent ! Il y aurait même un « Pouvoir de l’instant présent » ! Cette approche est non seulement pauvre par rapport au sens de la méditation, mais trompeuse. Car nous entendons le temps comme une succession de « maintenant », moment après moment. Or la méditation n’a rien à voir avec le souci d’être ouvert à un point de maintenant, puis au maintenant suivant. De plus, dans une singulière contradiction, notre entente du « présent » implique une constance où tout est à découvert. Mais est-ce là le sens le plus ample de la présence ? Celui que nous découvrons dans la méditation, dans l’écoute d’un poème, dans la rencontre avec un être aimé ? Pourquoi pensons-nous ainsi la présence ? Quelle est la vérité du présent ou de ce que Chögyam Trungpa nomme le « maintenant » ?
  • Nous pensons que l’être humain se détermine en partie par sa volonté, que c’est par sa volonté qu’il peut changer son existence. Certes, la psychanalyse nous a montré qu’il y avait un problème avec cette vision, mais malgré cela notre temps s’est arc-bouté sur la nécessité de la volonté, d’être volontaire et même volontariste. Est-ce là, la vérité de notre être ? Sommes-nous d’abord volonté ? En pensant ainsi, la notion de lâcher-prise, qui est présentée comme une sorte de réponse à ce problème, ne peut que nous égarer car il ne s’agit pas de lâcher prise de la volonté, mais de découvrir que la volonté ne dit rien de la vérité de notre être. Si la volonté ne dit pas la vérité de ce que nous sommes, quelle est cette vérité ? Et comment entendre alors ce que l’on a nommé, lâcher-prise ?
  • Autre point difficile : le rapport à autrui. Nous comprenons la compassion comme un sentiment d’empathie d’un être envers un autre être qu’il faudrait cultiver pour être moins égoïste. La tradition bouddhique ne pense absolument pas comme cela ! Ne pensant pas l’être humain comme un individu séparé d’un autre individu, elle ne peut pas comprendre l’injonction selon laquelle il faudrait être ouvert à l’autre. L’ouverture (ou la compassion) est la vérité première et non pas une relation qui devrait ou non être établie entre deux individus séparés et autonomes. Comment penser alors la relation à un autre homme, s’il n’y a plus d’individu séparé ? Comment penser sans la notion de moi et d’autre ? Est-ce là le sens de la philia, au cœur secret de l’Occident — secret car peu à peu oublié ?

Ces quatre questions portent sur le sens de l’être humain, ou, pour le dire plus précisément, de ce qu’est l’être de l’être humain. Au fond, nous présupposons toujours une entente de ce que nous sommes, et à partir de là, de vivre et de se comporter, d’agir et de parler, de se tenir et d’aimer. Tant que n’est pas éclaircie cette entente, le reste ne peut se tenir que sur des sables mouvants. Et susciter un désarroi infiniment douloureux.
La langue que nous parlons véhicule une conception de l’être humain qui nous empêche de comprendre la méditation. Impossible d’affronter ces questions, sans en passer par la philosophie, sans l’appeler à l’aide et sans répondre à l’appel qu’elle nous lance.

Quand j’ai nommé notre association Prajña & Philia. Poésie, philosophie et méditation — en prenant appui sur l’intuition de plusieurs de mes étudiants qui ont vu plus clair que moi sur ce point — je n’avais qu’une vague entente de la perspective ainsi ouverte. Il suffisait pourtant de méditer l’œuvre de Chögyam Trungpa pour le reconnaître — lui qui s’est toujours dit poète, et a établi avec les poètes de son temps un dialogue d’une rare profondeur et qui s’est d’autre part notamment engagé dans une méditation incomparable sur la langue.

Nous avons beaucoup travaillé sur la relation entre méditation et poésie — la poésie au sens large étant la dimension qui en Occident garde encore le sens d’une parole qui nous garde dans son immédiateté et son amitié.

Nous avons à présent à faire un travail philosophique — et au premier chef pour retrouver une parole juste, une parole à même de parler.
C’est pour cela que je suis particulier heureux de finir l’année par ce week-end qui aura lieu le 18-19 juin 2010, où nous invitons Hadrien France-Lanord.
Mais que signifie ici philosophie ? Une philosophie qui retrouve un rapport à la philia, qui a été peu à peu oubliée au profit exclusif de la sophia devenu savoir, puis science. L’extraordinaire avec la phénoménologie, dont Hadrien est un maître, est qu’elle a fait cette épreuve de l’enfermement que fait peser sur nous la métaphysique et qu’elle la questionne à partir d’un regard bienveillant, amical, porté sur ce qui est, en reconnaissant la singularité de l’expérience humaine entendue à neuf.
La philosophie dont il est question ici, a donc aussi peu à voir avec la philosophie dont parle les médias ou qui est enseignée dans les Universités que les Cathédrales de Rouen de Monet ou la Cathedra de Barnett Newman ont à voir avec les peintres exposés dans les galeries de Honfleur.

Quelqu’un m’a demandé, cet après-midi, si j’aurais pu présenter la méditation et le dharma (l’enseignement du Bouddha), sans ce dialogue avec la philosophie, mais en m’appuyant par exemple sur une discipline corporelle, ou un art traditionnel. La question est très juste. En un sens, il est tout à fait possible de transmettre le sens de la méditation en pratiquant un art martial ou en faisant de l’ikebana comme je l’ai fait longtemps. Pourquoi, ai-je eu le besoin impérieux d’enseigner avec Pierre Jacerme, Hadrien France-Lanord et François Fédier et ai-je invité lors du dernier week-end à Paris, Michel Cazenave et Jean-Paul Savignac ? Parce que nous avons besoin de trouver une parole juste. Que personne ne parle plus. Le langage est devenu un simple outil de transmission d’informations qui participe de la barbarie. Et nous l’avons ! vu cette année. Nous croyons comprendre mais faute d’entrer dans une écoute de la parole, nous ne voyons pas le phénomène. En un sens, il n’y a pas d’autre possible que ce dialogue de la méditation avec la philosophie.
De plus, le sens d’être en Occident, s’est donné par une méditation par le logos (non par des arts martiaux) — et nous avons donc, en tant qu’Occidentaux, à trouver un rapport au logos. C’est cela qui nous regarde.