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Faut-il passer sa vie à se construire un terrier ?

Blog de : fabrice

Voici la première des onze causeries de mon séminaire d'été  « Cessez de rêver les yeux ouverts »

« Il se serait contenté d’une prison. Finir prisonnier — voilà qui serait un but dans la vie. Mais c’était une cage avec des barreaux. Indifférent, souverain, le tumulte du monde affluait dans la cage et en refluait comme chez lui, le prisonnier à vrai dire était libre, il pouvait prendre part à tout, rien du dehors ne lui échappait, il aurait même pu quitter la cage, il y avait un mètre entre les barreaux, il n’était même pas prisonnier. »
Franz Kafka, Réflexions…

« L’approche courante adoptée par le moi veut qu’on se haïsse et qu’on adore son terrain. On n’arrête pas de bâtir son terrain, son territoire. Pourtant, on se regarde avec dégoût. C’est suicidaire.»

Chögyam Trungpa, Jeu d’illusion

L’une des nouvelles les plus saisissantes de Franz Kafka décrit, avec de nombreux détails, les démarches qu’entreprend un étrange animal pour se construire une demeure parfaite qui lui permettrait de se protéger de tous les ennemis possibles et de trouver ainsi la paix. Or cette habitation grandiose n’est qu’un trou creusé dans la terre. Un trou et une prison.
Cette saisissante image est l’une des plus fortes qui n’ait jamais été faite de notre condition. Car ce sombre personnage qui creuse sans répit son terrier, c’est chacun de nous ! Kafka ne raconte pas une histoire, comme le font d’ordinaire les écrivains. Il décrit les divers efforts que nous effectuons afin de construire un monde rationnel et ordonné qui permettrait de tenir à distance l’irrationalité inquiétante des événements et des êtres. Et Kafka, avec une lucidité fulgurante, montre combien ces efforts, quels que soient les résultats qu’ils nous permettent d’obtenir, ne font en vérité que nous enfermer toujours plus durement.

 

I. Pouvons-nous nous protéger de tout ?

Pourtant, ce projet semble à première vue parfaitement raisonnable. La réalité n’est-elle pas angoissante, nous condamnant à supporter nombre de choses dont nous ne voudrions pas qu’elles surviennent ? N’entrave-t-elle pas bien trop souvent l’accomplissement de nos désirs ? Aussi, pourquoi ne pas bâtir notre propre abri ? Sommes-nous vraiment tenus à être dépendants des autres et des situations extérieures ? Voilà bien ce que chacun de nous, à un moment ou à un autre, est enclin à penser. Enfin, rester avec soi seul. Ne plus être à la merci des circonstances. Qui ne voudrait pas en finir avec ce monde instable et ces autres qui font presque toujours capoter nos plans pourtant si patiemment échafaudés ? Qui ne voudrait pas être délivré de cette insupportable incertitude qui signe l’existence c! ommune ?
Redoubler sans cesse d’efforts : portrait de notre esprit à l’œuvre
Si nous agissons de façon plus ou moins inconsistante, le récit de Kafka est particulièrement saisissant en ce qu’il montre la logique d’un tel projet poussée dans ses plus fines conséquences. L’animal du récit est entièrement absorbé par sa mission ; il s’enferme dans son trou de façon cohérente et constante. Et pourtant, la sécurité à laquelle il aspire ne lui est jamais accordée. Il lui faut sans cesse redoubler d’efforts et recommencer ses plans. Il ne peut jamais s’arrêter.

Le narrateur se trouve par exemple engagé à faire une fausse entrée destinée à servir de leurre et transforme le véritable accès en un labyrinthe de zigzags. Sa construction souterraine se fait de plus en plus complexe, composée de couloirs, de ronds-points, de galeries et d’une place forte qui, au centre du terrier, constitue une sorte de « forteresse intérieure » où il pourrait s’enfermer en cas d’urgence.
En vérité, cette activité fébrile, en son ressort le plus profond et décisif, vise à libérer le narrateur de son angoisse. « Si tout était enfin sous contrôle, je n’aurais plus peur ! », se dit-il. Mais voilà en vérité la plus malheureuse des illusions. C’est précisément elle qui nourrit et renforce l’angoisse. Le terrier qui devait l’abriter du danger, non seulement n’y réussit pas, mais d’une part nous isole et d’autre part intensifie notre panique. L’ayant construit, je ne me sens aucunement rassuré !

Kafka offre une incroyable description du fonctionnement habituel de notre esprit. Nous vivons souvent comme cet animal, en creusant notre terrier et en espérant, qu’à force de recettes et de calculs, nous finirons par être hors de toute atteinte. Or, nous ne faisons ainsi que perpétuer notre propre emprisonnement. En construisant notre terrier, loin de nous prémunir de l’angoisse, nous ne faisons que la nourrir.
Le grand leurre est qu’en cherchant à fuir notre panique, nous ne nous rendons pas compte qu’ainsi, elle œuvre d’autant mieux en sous-main et conditionne toutes nos pensées et nos décisions. Nous croyons être libres, alors que nous sommes entièrement esclaves de notre peur. C’est elle qui dicte nos actions.

Avec une grande finesse, Kafka souligne que même les moments de calme et de relative tranquillité qui pourraient sembler rassurants ne le sont nullement. Ils sont encore plus inquiétants car, nous dit le narrateur, si les ennemis en étaient avertis, ils auraient le plus facilement raison du terrier et de son propriétaire. Le moindre signe de détente devient ainsi l’occasion d’une angoisse encore plus grande.
Il ne faut en rien relâcher nos efforts. Jamais.
Toutes les réflexions que nous pouvons avoir sur la cohérence et la solidité du terrier, toutes nos attentions, ne font paradoxalement que nous rendre encore plus inquiets et paranoïaques. La construction du terrier n’est jamais achevée. Nous ne serons jamais assez en sécurité. Les menaces sont infinies. Il ne faut jamais baisser la garde. Il n’y a aucune alternative. Aucune issue. Aucune libération possible.
En un sens, toutes nos activités ont un goût amer. Nous nous engageons dans des entreprises diverses — pour nous retrouver au bout du compte encore plus isolés, inquiets et désabusés. Nous commandons un petit déjeuner au comptoir — nous ne mangeons que notre propre isolement, notre propre angoisse. Le fiasco est complet. Nous ne faisons que nous enfermer dans une forme d’enfer. Nos efforts sont toujours à reprendre. Ils ne mènent à rien.

 

II. S’enfermer dans le moi, moi-même et encore moi (la tentation du solipsisme)

En réalité, cette situation est d’autant plus terrible que la motivation à construire son terrier repose sur le fait de considérer l’existence à partir du seul point de vue du moi-moi-même-et-encore-moi. Rien d’autre que moi n’existe et tout effort est dirigé dans le but d’assurer, de réifier, d’exalter ce moi-moi-même-et-encore-moi.
Il y a là une sorte de poison qui tue toute possibilité d’être au service d’autre chose que de sa propre sécurité. Il n’y a pas pour notre animal de possibilité d’un quelconque salut extérieur. Il ne peut compter que sur sa seule volonté — et que celle-ci se nomme Dieu ou "force divine" ne change rien. Le terrier est une figure de soi-même ; c’est « avec mon front que mille et mille fois, la nuit, le jour, je me suis jeté contre la terre, heureux quand ma tête saignait car c’était une preuve que la paroi commençait à devenir solide. » La souffrance éprouvée devient, paradoxalement, jouissive parce qu’au moins elle confirme l’intensité et le sérieux de mes efforts. Elle justifie ma construction. Plus "je" souffre, plus "je" me sens exister et plus &qu! ot;je" peux me fier à la réalité bien ferme et solide que "je" suis. L’effort poignant que doit livrer l’animal, qui pourtant lui coûte et le ronge au point de ne lui laisser aucun répit, devient paradoxalement le support de sa propre identité. Il est prêt à mourir pour continuer ainsi à avoir raison, plutôt que de risquer de se questionner et de s’ouvrir véritablement.
D’ailleurs, comment serait-il possible de s’ouvrir et à qui serait-il possible de faire confiance ? Nous savons bien que c’est impossible. Ami d’aujourd’hui, ennemi de demain. Kafka écrit ainsi : « Je me fie à quelqu’un, explique le narrateur, quand je suis face à face avec lui, mais puis-je encore me fier à lui quand je ne l’ai pas sous mes yeux et qu’une couche de mousse nous sépare ? Il est relativement facile de faire confiance à quelqu’un quand on peut le surveiller en même temps (…) mais de l’intérieur du terrier, du fond d’un autre monde en somme, je crois qu’il est vraiment impossible de se fier à quelqu’un du dehors. »
Au fond, l’idéal est de rester seul avec soi-même. Après tout, ne sommes-nous pas chacun des individus uniques ? Et pouvons-nous véritablement comprendre autrui ou le monde ? Evidemment non ; donc la seule chose à laquelle je puisse raisonnablement me fier n’est en définitive que moi-moi-même-et-encore-moi. La perspective du terrier, c'est-à-dire celle du moi, semble d’une logique implacable.
On peut, bien sûr, faire semblant de nous relier à d’autres êtres, mais nous ne les rencontrons alors que dans le dessein d’en tirer un bénéfice. Nous sentir mieux. Réussir à mieux bâtir notre terrier.

Malheureusement, ce projet de clôture sur soi-même n’est pas toujours réalisable ; il est parfois indispensable de quitter le terrier. Par exemple, le narrateur doit quelquefois sortir pour s’assurer que son terrier n’est pas menacé de l’extérieur et surtout il doit chasser pour se nourrir. Ces excursions suscitent d’énormes problèmes car le narrateur craint alors d’attirer l’attention et de révéler ainsi où se trouve l’entrée de son œuvre. Le terrier parfait serait un terrier entièrement clos sur lui-même.
Kafka présente dans cette figure une fantastique image d’un problème que les philosophes ont nommé « solipsisme » — conception selon laquelle le moi, avec ses sensations et ses sentiments, constitue la seule et unique réalité dont on soit sûr. A un moment de l’histoire de la philosophie occidentale (aux alentours du XVIIe siècle), l’existence et les contours du monde ont commencé à se dissoudre au point que seul soit demeuré certain ma propre existence.
Pourquoi cet acharnement à établir un monde clos sur lui-même serait-il une décision de l’histoire occidentale, de l’histoire la plus secrète de l’Occident faudrait-il même préciser ?
Parce que l’histoire n’est pas seulement la suite des évènements chronologiques, le passage des différents souverains et des régimes politiques que l’on apprend à l’école et dans les livres d’histoire. A côté de cette histoire bien connue, il en existe une autre, plus inapparente mais, en un sens, bien plus décisive, qui porte sur la conception de l’être même de ce qui est. Cette histoire nous conditionne d’autant plus qu’elle est inapparente. Ce n’est qu’en mettant à jour sa trame qu’il nous sera possible d’entretenir un rapport plus libre à elle.
Kafka est un guide irremplaçable dans ce travail. L’un des plus considérables que le XXe siècle nous a donné.

Que s’est-il passé dans cette singulière histoire de l’Occident qui est la nôtre ?
En pensant de façon plus précise la singularité propre de chaque être humain, on a été conduit à mettre en question l’existence de ce qui lui fait face. On a ainsi considéré qu’il y avait un « intérieur » en nous (notre conscience) et un « extérieur » hors de nous (le monde et les autres). L’un est l’espace d’une certitude – « je pense donc je suis » –, le reste pourrait être une fabrication d’un « malin génie » et son existence n’est jamais vraiment aussi assurée.
A première vue, cette perspective du solipsisme choque. Comment pourrions-nous croire que seule notre existence est assurée ? Affirmer une telle perspective doit être l’œuvre de philosophes plus soucieux de spéculations que de réalité ! Nous faisons chaque jour l’expérience du contraire — à la fois de l’existence du monde extérieur et des autres.
Voilà pourtant qui n’est pas du tout évident. Nous sommes bien plus convaincus de la vérité du solipsisme et soumis à sa perspective que nous le pensons. Elle décide même de la plupart de nos décisions et de nos sentiments. Elle exerce sur nous tous une séduction irrésistible.
Or, précisément, la grandeur des philosophes n’est pas d’affirmer le solipsisme, mais de montrer la fascination qu’il suscite à l’âge des Temps Nouveaux qui s’ouvrent au XVIIe siècle et dans lesquels nous sommes encore plongés.
Le génie de Franz Kafka est d’en avoir fait l’épreuve de façon abyssale et de nous montrer ainsi la vérité de notre situation. Il montre les conséquences concrètes de cette ombre portée sur l’entièreté de notre existence. Nous sommes ainsi conduits, sans même le vouloir consciemment, à penser que les difficultés que nous rencontrons, les obstacles que nous affrontons sont des obstacles intérieurs, c'est-à-dire des difficultés psychologiques. Autrement dit, nous sommes convaincus que nos problèmes viennent d’un défaut de constitution du sujet — nous aurions mal développé notre personnalité subjective. Et pour nous, du coup, la politique est une sorte d’union de sujets isolés les uns des autres qu’il faut réussir à réunir ensemble.

C’est aussi ce que montre, à propos de l’amour, l’autre grand penseur des Temps Nouveaux qu’est Marcel Proust. Au fond l’amour est impossible. Deux êtres ne peuvent pas se rencontrer en vérité. Chacun est bien trop prisonnier de son propre désir et enfermé en soi-même pour aimer un autre être humain. Des équilibres et des compromis sont à construire. Il faut consentir à ce que l’amour ne soit que la rencontre de deux problèmes psychologiques, c'est-à-dire, fondamentalement, une forme de malentendu où il n’y a aucune place pour l’amour à proprement parler.
Nous vivons désormais dans cette atmosphère mais, à la différence de Proust, avec une fausse naïveté aussi médiocre que cynique.
Notre situation est indécise à force de duplicité : nous rêvons d’un amour idyllique et dans le même temps, comme tant d’ouvrages, de romans et de films le décrivent, la quête d’amour est devenue, pour nous, une sorte de chasse. En effet, dans la logique du terrier, l’amour n’est qu’une question de chasseur et de proie dans le but de faire tourner les choses à son avantage et d’accomplir ainsi son potentiel. D’exercer son droit au bonheur et au plaisir. Il existe pour ce faire des techniques de gestion des affects efficaces.
Proust ne rêve pas. Il montre les choses telles qu’elles sont pour nous. Il ajoute que l’illusion amoureuse tient aussi dans le fait que j’attends d’autrui un salut qui ne peut venir que de moi-même.

Lorsqu’il lança ses pantoufles à la figure d’Emmanuel Berl, alors tout jeune homme, qui lui racontait son histoire d’amour heureuse, l’écrivain n’a pas agi en doctrinaire blessé qui ne veut pas voir sa doctrine remise en question, mais en homme qui ne veut plus qu’on la lui fasse, en homme soucieux de dénoncer cette manière dont les être humains, refusant de se confronter à la réalité, décident de rêver les yeux ouverts.
Proust décrit ainsi la comédie de l’altérité qui cache l’isolement de l’être humain sur lui-même — isolement dont Kafka présente, lui aussi, une autre figure concrète et rigoureuse. Tant que nous prétendrons qu’il n’en est rien, nous n’aurons pas la moindre possibilité de nous en délivrer.

Or, de façon tout à fait fascinante, les anciens, particulièrement les Grecs mais aussi les peuples non Occidentaux comme les grandes peuplades d’Afrique ou les Indiens d’Amérique, n’ont jamais pensé dans cet horizon du solipsisme. Ils ne se pensaient pas comme des sujets autonomes et séparés du monde. Notre perspective sur l’existence n’aurait pas le moindre sens pour eux et, inversement, la perspective qui les guide et les anime nous reste incompréhensible.
Nous, nous nous vivons et nous pensons, aveuglément, comme des consciences closes sur elles-mêmes. En ce sens, Proust et Kafka nous dessillent les yeux. Ils nous montrent ce qu’implique une telle décision, le poids de douleur que notre prétendu accomplissement nous dispense. L’étrangeté même de ce que nous prenons pour « vérité universelle ».

 

III. N'y a-t-il de bonheur que celui de notre hypocrisie ?

Avec une incroyable finesse, Kafka souligne que le narrateur n’est cependant pas toujours malheureux de sa situation. Il prend parfois plaisir à contempler ses propres créations et cette contemplation le met parfois même dans un état de volupté : « J’éprouve alors pendant un temps une certaine consolation à voir mes ronds-points libres et mes galeries dégagées ; des masses de viande s’entassent dans la place forte et répandent jusque dans les plus lointaines galeries ce mélange de tant de parfums dont chacun me ravit à sa façon ; je suis capable de les discerner à des lieues. Il vient alors des périodes de grande paix au cours desquelles je ramène petit à petit mes postes de sommeil plus près du centre, m’enfonçant toujours plus en avant dans le parfum des provisions jusqu’à ce que je ne puisse pl! us le supporter et qu’une nuit je me rue enfin dans la place forte, ravageant mes stocks et m’emplissant jusqu’à complète ivresse des choses que j’aime le mieux. » ref ?
Le bonheur ici décrit repose tout entier sur de petits calculs visant à dissimuler l’angoisse de fond que nous cherchons à fuir. Ces calculs, cette "gestion du bonheur" — qui est le mot d’ordre de notre société — n’a d’autre finalité que celle de nous assurer que nous sommes heureux. Nous avons une belle maison, de beaux vêtements, une belle voiture, une collection de pipes anciennes, des rhododendrons…Nous vivons des « beaux moments ». En réalité, nous n’avons fait et ne faisons que construire notre terrier — sans le reconnaître. Nous en sommes heureux. Nos miasmes nous réjouissent.
A un moment peut-être, nos efforts semblent trop étroits. Nous nous tournons alors par exemple vers la spiritualité.
Si nous pouvions mettre un peu de Dieu dans tout ça, un peu d’élévation, ne réussirions-nous pas à établir un terrier véritablement solide ? Adopter une religion, n’est-ce pas une façon d’avoir sous la main un ensemble de règles et de dogmes beaucoup plus incontestables que ceux que chacun peut se bricoler dans son coin ? Ne réussirions-nous pas ainsi à nous élever au dessus de la masse des êtres humains ? Grâce à la spiritualité, nous pouvons enfin bâtir un admirable terrier. Etre à l’abri. Hors d’atteinte. Calme. Zen. Beaucoup de gens cherchent dans une religion ou une idéologie politique — qui n’est qu’une forme de religion moderne — un soutien dans leur quête de sécurité. Et le terrier qu’ils proposent ainsi devient un véritable bunker entiè! rement bétonné et grillagé. Quelle atroce réussite !
Autrement dit, la spiritualité qui prétend apporter la lumière et la liberté intérieure n’est le plus souvent qu’un kit de construction de super-terriers.

Kafka est d’une lucidité que quasiment personne n’est prêt à accepter. Nous préférons des auteurs qui nous distraient et qui nous fassent rêver. Voilà, pour nous, la spiritualité. Rêver les yeux ouverts ! Au fond, la sagesse n’est, dans cette perspective, qu’un divertissement un peu plus sophistiqué que les autres.
Et voici même ce que dirait sûrement un des nombreux adeptes de cette spiritualité triomphante du terrier : Kafka est mort à quarante et un ans en étant passé par des moments de désespoir, ses écrits témoignent de sa détresse — pourquoi devrions nous lire un auteur qui fut aussi peu heureux ? N’est-il pas une sorte de raté ou de pauvre type ? Ne faut-il pas plutôt préférer la lecture de vieux sages nous invitant à l’amour inconditionnel, ou encore ne faut-il pas prier des forces supérieures qui accompliront tous nos désirs ? Oui, il faut se tourner vers le plus élevé. Collectionner des « expériences ».
De telles réussites spirituelles sont exactement ces monceaux de viande que le narrateur entasse dans le terrier. Comme le souligne Claude David : « Ces nourritures sont spirituelles ; les désirs sordides ont été laissés sur le seuil. Et le narrateur peut entonner un hymne à la gloire de ses galeries et de ses ronds-points, un hymne à ce monde souterrain, qui est sa seule demeure. » Nous devenons fascinés par les proies que nous avons réussi à stocker dans notre terrier. Mais il n’y a là rien de réel. Qui espère-t-on ainsi duper ?
Certes, nombre de gens ne succombent pas à la séduction spirituelle, ils veulent bien lire Kafka, mais comme on lit de la littérature. Inutile de se prendre la tête avec ces récits, leur finalité est tout simplement de donner un plaisir esthétique !!!

L’entêtement propre au devoir
Le narrateur, qui au début du récit était motivé par le souci de créer un monde de complète sécurité, devant le peu de résultat qu’il obtient, change sa motivation. Il est désormais mû par un sens supérieur du devoir. Il lui faut continuer son travail, même s’il ne se protège de rien, même si au fond, il commence à pressentir que ces efforts ne font que lui nuire.
Le terrier est son « château fort » — il est certes un lieu de souffrances, mais au moins il s’y sent chez lui. Le terrier, c’est lui. Il ne le construit plus alors par plaisir, mais en reconnaissant bien l’inutilité de son entreprise. Mais c’est précisément pourquoi il faut continuer à le faire. La puissance de notre entêtement, quelles que soient les figures d’intelligence qu’il adopte, est vertigineuse d’hypocrisie.
C’est en ce sens que Kafka a pu écrire cet aphorisme abyssal : « Le vrai chemin passe par une corde qui n’est pas tendue en hauteur mais au ras du sol. Elle semble être là davantage pour faire trébucher que pour porter le pied ».
En effet, le chemin que nous prenons en creusant notre terrier ne fait que nous nuire toujours plus profondément ; or l’absurdité critique de cette situation fait que cette souffrance devient une raison de plus pour continuer dans notre fatale course en avant.

Le dernier renversement : un bruit inconnu
A la fin de la nouvelle, Kafka opère un dernier renversement. Le narrateur commence à entendre dans son terrier un bruit inconnu qu’il qualifie de chuintement. Il cherche à en trouver la source.
Selon sa première hypothèse, le bruit est causé par de petits animaux qui vivent dans le terrier. Il commence à creuser des tunnels d’exploration pour s’en assurer, puis fouille d’une manière de plus en plus anarchique. Le chuintement ne cesse cependant pas et reste impossible à localiser.
Le constructeur/narrateur arrive, en une seconde hypothèse, à penser qu’il doit s’agir d’une bête unique et hostile qui s’approche de son terrier pour le tuer. Tiraillé entre la peur, la volonté de se défendre et la résignation, il attend l’arrivée de l’ennemi.
Ainsi le monde du réel, dont il pouvait contenir la menace, se met à présent à l’attaquer : « Auparavant, les opérations abstraites auxquelles se livrait son esprit étaient dirigées vers la construction d’un terrier parfait et il avait échoué ; maintenant il s’efforce de calculer théoriquement les mouvements de l’ennemi, et à nouveau il échoue. »
La nouvelle s’achève par la constatation que la paix en dedans qui devait apporter le bonheur et la confiance est en réalité oppressive, muette et vide. Les constructions dont le narrateur était si fier ne sont en fait que des rêveries irresponsables et folâtres qui l’ont empêché de se préparer à l’attaque réelle. La protection du terrier l’a trompé ; au lieu de le mettre en sécurité, elle a affaibli sa capacité de résistance. Le fiasco est complet. La nouvelle, rédigée six mois avant la mort de l’auteur, est inachevée. Il n’y a aucune issue.

 

L’ébranlement salutaire
Le texte de Kafka fait cependant exactement le contraire de son narrateur. Loin de chercher à nous rassurer, le texte nous bouscule. Dans son Discours sur la langue yiddish, Kafka souhaite au public juif assimilé, qui s’est installé dans une paix et une sécurité apparentes, de « recevoir du yiddish un ébranlement salutaire, un choc durable et donc réfractaire à toute harmonisation. » Voilà ce qui seul pourrait nous aider. Kafka en appelle à un état de déstabilisation salutaire. C’est en ce sens qu’il écrit dans une lettre à son ami Oscar Pollack, du 27 Janvier 1904, qu’un livre ne présente de l’intérêt que s’il est « un coup de poing dans le crâne et qui nous réveille […] une hache qui brise en nous la mer de glace. »
Pour y réussir, les textes de Kafka sont parmi les rares écrits que nous ayons qui ne construisent pas de nouveaux terriers, qui ne visent pas à nous apprendre à en bâtir, qui ne nous invitent pas à rêver, qui même au contraire nous permettent de voir ce que nous étions en train de faire et comment nous sommes en train de nous enfermer. Merci Franz Kafka.

Fabrice Midal Ecole Occidentale de Méditation