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Pourquoi avons-nous tellement envie d'établir une vraie relation avec un autre être humain? (2ème partie)

Blog de : fabrice

Pour lire la première partie, cliquer ici

Les ravages de la rationalité triomphante

Comme l’intimité ne sert à rien, nous pensons qu’elle n’a pas d’importance. Nous en sommes malheureux, mais sans savoir que cette attitude en est la cause.
Pour comprendre notre aveuglement, il faut se souvenir du scandale qu’ont suscité les travaux du psychiatre d'origine hongroise René Spitz quand il a mis en avant la dimension d’intimité nécessaire au nourrisson. Après avoir fait une cure avec Freud, Spitz partit aux Etats-Unis au moment du nazisme, et commença par observer un grand nombre d’enfants élevés sans leurs mères dans des pouponnières ou des crèches américaines high-tech.
Les nouveau-nés étaient confiés à des puéricultrices ayant une hygiène irréprochable. Spitz a comparé ces enfants avec ceux qui vivaient en prison avec leurs mères. Alors que ces derniers étaient moins bien nourris, qu’ils vivaient dans des conditions de vie beaucoup plus difficiles, que l'hygiène de base n’était pas même assurée, ils étaient en meilleure santé et bénéficiaient d’une plus faible mortalité. Or, rien ne permettait de comprendre ce phénomène car à l’époque on considérait que ce dont a besoin un enfant, c'est d'être nourri et soigné selon des critères objectifs.
On comprend très bien le raisonnement à l’œuvre. Ce qui nous semble important, partout, aujourd’hui encore, ce sont les critères rationnels et mesurables. Or, comme le constate Spitz, la logique achoppe sur l’humanité ! Quand tout est en ordre selon les critères technocratiques, ce qui fait défaut, c’est l’essentiel : cette intimité chaleureuse et aimante. Si l'enfant en est privée, il lui est difficile de vivre, et il préfère même parfois se laisser mourir.
Il n'est pas suffisant de manger à sa faim, de ne pas avoir froid et d'avoir un toit. Certes la chaleur humaine ne se mesure pas, semble parfaitement inutile, ne s’apprend pas, mais elle est décisive.
L'être humain a besoin qu’on l’aime, qu’on le touche, qu’on le prenne contre son cœur, qu’on lui parle. Eric Fromm emploie une très parlante image biblique pour évoquer ce phénomène : les enfants reçoivent certes à profusion le lait, mais il leur manque le miel. Le lait est l'ensemble des besoins vitaux mais le miel, c'est la douceur, l'intimité, et la bienveillance. Nous avons besoin du lait et du miel. Or, notre temps ne pense plus qu'au lait, oubliant obstinément toute possibilité du miel, croyant même que ce ne sont là que demandes superflues.

Du lait, même à profusion ne comble pas le besoin de miel

Une autre expérience, faite à la même époque que celle de Spitz, a marqué les esprits : celle de John Bowlby. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce psychiatre anglais s'est vu confié par l'OMS une mission sur les besoins des enfants orphelins.
Il a alors constaté que les orphelins isolés se laissaient mourir même si tous leurs besoins étaient satisfaits. Il leur manquait cet amour bienveillant. L'enfant qui vient de naître ne fait pas qu'attendre qu'on prenne soin de lui, mais il établit une relation avec ceux qui sont autour de lui. Il est déjà, d’emblée, en relation. Or, voilà qui n’allait pas de soi et remettait même en question toutes les conceptions sur l’enfance qui régnaient alors. « La seule théorie existant à cette époque était que l’enfant se lie à sa mère parce qu’elle le nourrit » puisqu’en effet, pour Freud, l’enfant s’attache à sa mère parce qu’elle satisfait ses besoins physiologiques.
Les liens de l’enfant avec sa mère se développeraient secondairement, dit la psychanalyse, en s’appuyant sur la satisfaction des besoins primaires de l’organisme, et en premier lieu de ce que les Freudiens nomment la pulsion orale.
Mais l’amour n’est-il pas en réalité une dimension tout aussi primordiale ? Peut-on vivre sans amour ?
John Bowlby s’est ici opposé à Melanie Klein et Anna Freud qui déniaient au tout petit enfant de pouvoir souffrir de la séparation d’avec ses proches, ses structures psychiques n’étant pas suffisamment développées. Anna Freud expliquait même que le bébé ne dispose pas des compétences le conduisant à souffrir véritablement et durablement en cas de deuil de sa mère, son Moi n’étant pas suffisamment développé.
 
Aujourd’hui, nous ne partageons plus cette conception : nous n’enlevons plus les enfants à leurs parents s’ils ne peuvent assurer tous les besoins comme à l’époque du Kid de Charlie Chaplin et nous sommes soucieux de la souffrance des enfants.
Mais en réalité,  si l’on regarde plus avant, rien n’a changé ! Pensons à la manière dont se passent les naissances. Dans les maternités règne une culture de la technicité et de la séparation. Dans la majorité des cas, alors que la naissance s’est parfaitement bien passée, le bébé est immédiatement accaparé par les professionnels pour lui faire subir des aspirations de toutes sortes, des mensurations, on lui met des gouttes dans les yeux …alors qu’il faudrait laisser du temps à la mère et à l’enfant pour se reconnaître et s’apprivoiser à ce moment décisif.
Mais surtout, pensons à la situation des personnes très âgées et à celles en fin de vie. Nous répondons à leurs besoins vitaux mais sans prendre en compte la nécessité de l’intimité, de la tendresse et de cette reconnaissance primordiale qui permet à un être humain d’être encore pleinement humain. Dans les hôpitaux ou dans les maisons de retraite, tout est pensé, sauf cette dimension.
Comme le souligne Marie de Hennezel, s’appuyant sur le rapport de Didier Sicard, président du Comité consultatif national d’éthique de 1988 à 2009 : « Les gens en fin de vie souffrent, les traitements ne sont pas efficaces, les médecins ne sont pas joignables, ils n’écoutent pas, n’entendent pas, sourds à la détresse de leurs patients. On meurt à petit feu d’une agonie interminable, dans des râles terribles, une odeur atroce, ou abandonné sur un brancard dans les couloirs des urgences.»

Quitter la barbarie du sujet

Il faut comprendre que la racine du problème est profonde. Si nous manquons l’entente de la tendresse, du sens réel de la rencontre, c’est que nous sommes aveuglés par la conception selon laquelle l'être humain est un individu qui doit d’abord se construire lui-même comme « sujet », qui serait donc isolé et qui aurait, ensuite, à apprendre à entrer en relation. Mais voilà qui est faux ! Une sombre fiction !
Et le plus effrayant est que la plupart de nos conceptions — psychologiques, sociales, politiques et philosophiques — reposent sur cette invention.
Pourtant, il suffit de le constater : le regard d’un nouveau-né, alors qu’il vient de sortir du ventre de sa maman, qu’il ne connaît encore rien et n'a encore rien appris, déjà regarde. Son regard devient même concentré, intense et profond quelques minutes après être né.
Il faut réussir à penser que l’être humain n’est pas séparé des autres, que d’emblée il est ouvert au monde comme aux êtres. Nier cette ouverture primordiale, c’est le mutiler.
En ce sens, la tendresse n’est pas un supplément qu'on pourrait adjoindre à notre être.  Une sorte d’émotion. La vérité de tout rapport réel à quoi que ce soit n'est possible que dans la pure tendresse.

En ce sens,  la tendresse est le fond secret de l’être.
Elle n’est ni un sentiment, ni un état fixe. C’est là une des leçons du symbolisme de l’oiseau de feu, le phénix : il n’immobilise pas la tendresse en la saisissant, mais sait être ( ?) là (ou : la sait là ?) en perpétuel renouvellement, « cœur posé sur un brasier dont la flamme entretient l’ardeur ». Et c’est parce que nous consentirons à ce passage dans le feu, que nous pourrons devenir l’homme véritable.
Pour réussir à comprendre ainsi l’intimité, il nous faut  la dé-subjectiver.
Ce n'est pas moi qui crée l'intimité. J’y accède ! Et elle ne m’est pas personnelle, elle est trait d’union. Il n’y a pas l'arbre et moi, Paul qui rencontrerait Marie… Paul ne rencontre Marie que dans la dimension de pure tendresse qui est l'entre-deux qui ouvre la possibilité de toute rencontre. L’intimité est comme ces espaces blancs des tableaux de Cézanne qui permettent aux touches du tableau d’être véritablement ensemble, librement. Je ne décide pas d’être intime avec cette personne, je me confie à l’intimité qui nous fait être ensemble, et me fait me découvrir autre que je l’étais à la seconde précédente.
L'intimité n'est donc nullement un repli sur nous-même, mais une libération de notre envasement. Une mise au monde. Nous sommes, par elle, accordés à nouveau à l’entièreté de ce qui est. Dans la chaleur de la rencontre, je ne suis pas enfermé dans une bulle, fut-elle à deux places, mais je suis réaccordé au monde. Avec l’ami, tout redevient vivant et passionnant, sans effort aucun.
C’est en ce sens que Heidegger précise: « L’intimité où monde et chose sont l’un pour l’autre n’est pas une fusion où tous deux se perdent. Il ne règne d’intimité que là où ce qui est à l’unisson, monde et chose, devient distinction pure et demeure distinct ».
Il en est de même entre deux êtres. La mère et l'enfant, l'ami et l'ami, l'amant et l’aimé ne se fondent pas dans une seule identité, leur différence est déclarée par l’intimité même. L'amour, ce n'est pas avoir des points communs, c'est accepter cette intimité qui vient du plus profond de l’existence et qui est la dimension même de la rencontre. Et c’est précisément pour cette raison que je parle de « rapport » qui est toujours un apport de part et d’autre qui rassemble en gardant chacun ce qu’il est en propre. Ou plus exactement, en lui donnant enfin la possibilité d’être ce qu’il est en propre.
Car, je ne suis pas l’être que je rencontre et pourtant dans ma rencontre avec lui, je ne suis plus enfermé en moi, je deviens ce que j’ai à être et qui jusqu’alors m’échappait. Avec l’ami, je fais l’épreuve d’être enfin qui je suis, de ne plus avoir à lutter pour l’être.

C’est un autre aspect du phénomène : dans l’intimité et dans l’intimité seulement je peux être reconnu. Et cette reconnaissance nous institue comme être humain. La mère reconnaît l'enfant, l'ami reconnaît l'ami au plus profond de son être. Quelle expérience poignante, troublante même : je ne suis pas vraiment avant d’être reconnu !
Ce phénomène explique l’effroyable confusion qui est partout faite entre la reconnaissance sociale et celle de l’intimité. La première nous conduit à  chercher des substituts qui ne nous comblent jamais. Seule la seconde nous répond réellement et nous apaise. Mais comme nous l’oublions, nous cherchons ce qui ne fait que nous perdre. C’est le ressort d’un grand pan de la littérature et du cinéma : nous montrer ces hommes qui luttent pour le pouvoir et la reconnaissance mais se retrouvent au sommet toujours plus démunis, faute d’avoir reconnu l’essentiel : cette tendresse qu’évoque Wittgenstein et qui est, nous dit-il, la vérité éthique. Car en effet, l’éthique, à la différence de la logique,  est tout entière souci de l’inexprimable. L’inexprimable se montre. Il faut l’! ;entendre.

La faute de l’altruisme mal compris

Reconnaître ce besoin d’intimité, c’est reconnaître que nous avons besoin d’être aimé. Or,  voilà aussi ce que nous ne voulons pas accepter.
Le problème est renforcé par les deux consignes de notre temps qui ne sont qu’en apparence contradictoires : soyez indépendants et aimez les autres. Comme nous les croyons, nous pensons que l’aspiration à être aimé est une forme d’égoïsme. Et dire que nous avons besoin de tendresse, une faiblesse.
Ce qu’il faudrait, croit-on, c’est aimer les autres, être à leur service.
C’est une complète distorsion de la parole spirituelle authentique.

La spiritualité n’est pas l’injonction d’aimer les autres, mais l’invitation à reconnaître que nous avons besoin d'être aimé, que l'enfant qui naît a besoin d'être accueilli, que nous ne sommes pas des être autonomes.
Et en vérité, si nous nions ce besoin, c’est tout simplement parce que nous refusons la fragilité de notre être. Le grand théologien catholique Joseph Pieper se demande avec beaucoup de finesse : « le discrédit général dans lequel vouloir être aimé est tombé, ne pourrait-il pas être un des cent masques que revêt la prétention humaine à vouloir ressembler à Dieu ? »
Dieu seul, en effet, n'a besoin de rien. Et notre rêve est d'être comme lui.

Reconnaître cette demande d’amour nous semble un risque bien trop grand. Si j’accepte que j’ai besoin d’être aimé, je pourrais être rejeté, blessé, éconduit. Or, ce geste seul libère l’authentique intimité et ouvre la possibilité d’une véritable rencontre.
Profond défi : entrer dans l’intimité me fait toucher l’immensité de mon être, que je n’ai cessé de restreindre, me leurrant ainsi sur le sens même de mon existence. Mais cette découverte, ce savoir, cette expérience ne peuvent pas me prémunir de ma propre fragilité — de ma finitude (de l’acquiescement à ma propre limite).

La voix par laquelle les hommes s’appellent du fond de leur prison

Nous avons sans cesse besoin de nous relier à neuf à ce possible. C’est l’une des raisons d'être des arts et plus particulièrement de la musique : nous permettre d’éprouver l’appel en nous de l’amour comme le fait d’être aimé sans aucune raison — simplement parce que nous sommes. Et de pouvoir aimer pour de bon l’être que nous rencontrons, ici et maintenant.
C’est en ce sens que Jean-Paul (Johann Paul Friedrich Richter, 1763 - 1825) écrit ces lignes éclairantes : «  Ô musique, écho d'un autre monde, soupir d'un ange qui réside en nous, lorsque la parole est sans puissance, lorsque tous les sentiments sont muets dans nos cœurs, toi seule est la voix par laquelle les hommes s'appellent du fond de leur prison, c’est toi qui fais cesser leur isolement et réunis les soupirs qu'ils poussent dans la solitude ». La musique authentique brise en effet notre prison en nous rappelant que nous sommes primordialement ouverts, que ce que nous éprouvons a besoin d’être porté à jour, que nous sommes mus par l’espérance d’un monde harmonieux et unitaire, d’une concorde universelle.
La musique réussit d’autant mieux sa tâche qu’elle n’a pas besoin de raisonnements. Elle se déploie au cœur même de l’intimité, dans cet espace de non saisie. Elle fait être à neuf l’intimité qui renait par elle, comme l’oiseau rouge.
Elle nous console parce qu'elle découvre et reconnaît, sans gêne et sans besoin d’éclats, que notre cœur a besoin d'être touché. Revivifié. Que sa soif soit étanchée. C'est ce que nous dit Schubert, évoquant ce moment où encore enfant, il écouta la symphonie en sol mineur de Mozart : « Elle m'ébranle sans que je sache pourquoi, son menuet est enthousiasmant et dans le trio il me semble qu'on entend des anges chanter avec l'orchestre ». Toute rencontre est comme cette écoute. Elle nous rappelle notre aspiration la plus profonde et la plus haute, que nous oublions dans les soucis quotidiens, les exigences diverses, la peur et le calcul.
Mais si l’intimité est toujours menacée, l’art, et en particulier la musique, risque lui aussi d’être saccagé, de devenir simple illustration ou divertissement. Alors la possibilité que l’art a d’être source jaillissante de l’intimité profonde, est perdue.
Nous retrouvons notre fil : la musique n’est authentique que pour autant qu’elle sache être écoute du silence, de l’inutile, du rien — qu’elle ne le refuse pas, qu’elle ne veuille pas le recouvrir contrairement à la musique que nous entendons en boucle dans les supermarchés, mais qu’elle nous aide au contraire à l’entendre comme ce qui seul donne à toute parole — et la musique est parole ! — son sens véritable.
C’est ce que nous dit Rilke dans son poème :

(…)
toi, étrangère : musique. Toi, espace du cœur,
bourgeon nourri de nous. Au plus intime, nôtre,
mais qui, nous dépassant, s’échappe —
saint adieu :
quand l’intériorité nous entoure
comme l’horizon le plus exercé, comme l’autre
face de l’air :
pure,
gigantesque,
inhabitable désormais

 

Fabrice Midal Ecole Occidentale de Méditation