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L’amour nous serre aux entournures

Blog de : fabrice

« L’amour nous serre aux entournures ». Emilie Dickinson

« L’amour devient trop petit, comme le reste
On le range dans un Tiroir
Puis un jour sa mode apparaît Désuète
Comme l’Habit que portaient nos Aïeux. » (1094)

Ce quatrain fait apparaître la manière dont nous nous trompons : nous prenons pour le plein amour, un amour étroit et frustré.

Que décrit ici Dickinson ?

La manière dont nous oublions l’amour, dont nous vivons notre existence à l’écart de lui. La brutalité de ses propos n’appelle nulle protestation. Nous le savons bien.
Quelle douloureuse situation ! Nous vivons comme si l’amour était trop étroit pour nous !
Mais c’est nous, nous seulement, qui l’avons rendu si petit…
Je crois que nous nous trompons dans notre lecture, si nous lisions le poème sans en voir la douloureuse ironie. L’amour n’est pas abandonné — il est simplement mis dans un tiroir comme les choses dont on ne se sert plus, mais qui pourraient un jour être de nouveau utiles.
Le plus frappant dans ce poème est sa manière de faire une description factuelle indiscutable. La grandeur de la poésie de Dickinson tient à cette absence de lyrisme et d’effet sentimental. Son « objectivité » fait apparaître l’affirmation qu’elle propose comme étant particulièrement impitoyable.

Mais pourquoi l’amour devient trop petit ?

Parce que nous en voulons à la vie, nous sommes même en colère contre elle. Nous lui reprochons souvent qu'elle ne nous offre pas ce que nous voulons. Un ressentiment nous étreint dont nous n'avons pas même conscience. Nous reprochons aux autres de ne pas nous aimer comme nous le souhaiterions, nous nous plaignons de ne pas avoir la réussite que nous voulions, nous souffrons que nos enfants ne ressemblent pas au projet que nous avions pour eux. Nous n’avons pas ce que nous estimons mériter. Nous sommes frustrés. L’amour nous serre aux entournures.
Nietzsche est le grand analyste du ressentiment dont il distingue l’impact dans nos vies. Dans Ecce homo, il écrit ainsi : « Le malade doit éviter à tout prix le ressentiment, c’est ce qui, par excellence, lui est préjudiciable, mais c’est malheureusement aussi son penchant le plus naturel. Le profond physiologiste qu’était Bouddha l’a compris. Sa ''religion'', qu’il faudrait plutôt appeler une hygiène, pour ne pas la confondre avec une chose aussi pitoyable que le christianisme, subordonne ses effets à la victoire sur le ressentiment. Libérer l’âme du ressentiment, c’est le premier pas vers la guérison : « Ce n’est pas par l’inimitié que l’inimitié finit, c’est par l’amitié que l’inimitié finit », - cela se trouve écrit au commencement de la doctrine de Bouddha. ! Ce n’est pas la morale qui parle ainsi, mais l’hygiène. ».

On peut passer son existence à se plaindre. Or la tâche véritable qui nous échoit : tout ce qui empêche en nous l’amour, il nous faut l’affronter et tenter de l'accueillir dans la tendresse. Nous n'avons ni à le rejeter ni à le haïr.
Il nous faut nous guérir de notre ressentiment. Apprendre à dire oui à ce qui nous blesse, à ce qui nous étreint, au fait que rien n’est jamais entièrement satisfaisant.
Tel est le saut propre à l’amour. Entrer dans une autre dimension.
Dans le commentaire que fit Simone Weil au « Notre Père », elle note ainsi : « Demander ce qui est, ce qui est réellement, infailliblement, éternellement, d’une manière tout à fait indépendante de notre demande, c’est la demande parfaite. Nous ne pouvons pas nous empêcher de désirer ; nous sommes désir ; mais ce désir qui nous cloue à l’imaginaire, au temps, à l’égoïsme, nous pouvons, si nous le faisons passer tout entier dans cette demande, en faire un levier qui nous arrache à l’imaginaire dans le réel, du temps dans l’éternité, et hors de la prison du moi ».
Ce qui dans le langage d’Emily Dickinson se dit ainsi « Je trouve l’extase en vivant — la simple sensation de vivre est pure joie »
Nous n’avons pas d’autre choix. Il nous faut aimer en sautant par delà notre frustration si nous voulons que l’amour reste ample et que nous puissions encore nous en vêtir.

Ce n’est pas par hasard que j’évoque ici face à l’amour, le ressentiment. Ils sont bien antipodiques l’un de l’autre. Le ressentiment s’oppose à la vie que l'amour accueille inconditionnellement dans sa vivacité la plus vaste. Il ne s’agit ni de se calmer ni d’exclure toute difficulté, mais de dire inconditionnellement « oui » à la vie dans toute sa démesure.
C’est là aussi la compréhension du fait que l’amour est la « tâche parfaite que rien ne peut remplacer».

Billet qui fait suite à celui-ci et écrit en prévision du prochain week-end qui aura lieu à Paris du 22 au 24 février : « Entrer dans la présence et découvrir l’ampleur de l’amour »

Fabrice Midal Ecole Occidentale de Méditation